Le Jeu du Squelette

LE JEU DU SQUELETTE


Il est des jeux qui ne disent pas leur nom, pas plus qu’ils ne dévoilent clairement les règles qui les régissent ou les récompenses qu’ils offrent. Ces jeux sont anciens, pour la plupart, car nos contemporains, au fil des siècles, ont oublié le sens véritable du jeu tel qu’on le pratiquait autrefois.

C’est Jo Memphis qui m’amena à m’intéresser à ces divertissements méconnus. Nous nous sommes rencontrés à l’école d’architecture, voici dix bonnes années maintenant. J’étais, à l’époque, réputé dans tout le campus pour ma virtuosité au poker et quelques autres jeux de cartes moins familiers. Un beau jour, Jo vint me trouver pour me demander mon avis sur un drôle de jeu de carte dont il avait découvert l’existence dans les pages d’un vieux bouquin.

Les cartes et le livre en question dataient vraisemblablement du XIXième, et on aurait dit de véritables reliques, tant dans la forme que par les précautions que prenait Jo en les manipulant. Le grimoire était divisé en 13 parties, chacune d’entre elle constituant un jeu à part entière. Jo m’expliqua que les treize jeux étaient néanmoins liés les uns aux autres par un fil invisible, une règle cachée qu’il comptait bien découvrir. La première phase du jeu correspondait au premier chapitre du grimoire, et Jo entendait, grâce à mon aide, régler cette épreuve rapidement. Mais la seule chose que je pus affirmer dans l’instant était que ce jeu inconnu dérivait du tarot.

Ce jeux de carte était de très belle facture, et toutes ces années enfermé dieu sait où, n’avait pas dégriffé la bordure dorée de chaque carte. Le nombre de cartes n’était pas courant, défiant toute la logique d’un grand joueur. Trois séries de cartes, oui, trois fois, neuf plus sept, plus trois, cinquante sept cartes en tout. Chaque série de carte avait sa couleur, le blanc, le rouge, le noir, et représentée les trois moments de la vie d’un homme. La naissance, la maturité, la mort. Pour chaque série, des sous séries en nombre impair. Neuf, sept et trois ! Des symboles permettaient rapidement de faire le tri.
J’avais là, face à moi, un jeu formidable, vieux de deux siècles certainement, mais livré sans mode d’emploi, la règle du jeu demandait un effort pour être révélée, afin que le jeu puisse commencer.

Pour un joueur, le jeu commence seulement quand les règles sont bien maîtrisées. Ici, sans règle de jeu, je me sentais comme un poisson hors de l’eau, tout nu quoi ! Jo me regardait avec un œil plein d’espoir, et moi, je faisais mon possible pour cacher mon impuissance du moment, face à ce grand mystère vieux de deux cents ans. Voilà quatre heures que j’observais ces cartes les unes après les autres, que nous nous les échangions de mains en mains, en espérant que l’autre ait un éclair qui nous permettrait d’avancer d’un pas. Ils nous fallait aller de l’avant pour remonter trois siècles d’un passé sans histoire, sans trace, entièrement décomposé en une énigme captivante, à laquelle nous nous laissâmes prendre avec plaisir. Les gamins que nous étions, étaient revenus du fond de nos mémoires pour découvrir encore une fois un jeu qui n’avait pas encore de règles. Nous avions là un défi pour de grands enfants...

A la lecture du premier chapitre du grimoire – un conte morbide se déroulant sur un champ de bataille –, je me demandait si le jeu pouvait débuter à la manière d’une classique bataille. L’historiette se faisait l’écho de deux adversaires, dont les blasons étaient respectivement blanc et noir. Je délaissais donc les cartes rouges et nous discutions longuement des figures et du « grade » que nous pourrions leur attribuer dans cette première partie. Le processus était plus complexe qu’il ne paraît, car nous devions tenir compte tant de la symbolique des figures que du contexte du conte. Cela fait, nous décidâmes de tester nos règles par une partie improvisée.

Je ne remarquais pas vraiment l’excitation qui animait Jo ce soir-là, ou du moins, je l’attribuais à de mauvaises raisons. Mon adversaire notait frénétiquement chaque carte après qu’elle fut tirée, soulignait les symboles gagnants, ainsi que la sous série de nombres impaires dont elle était issue. Un silence oppressant régnait dans la pièce et l’on entendait la pluie tambouriner contre les tuiles et les fenêtres. Un coup de tonnerre mit fin à notre premier jeu. Je rentrais chez moi déconcerté, l’image de la dernière carte retournée par Jo flottant dans mon esprit. Et lorsque je fermais les yeux pour trouver le sommeil, je voyais un squelette rieur dans un océan de ténèbres…

Je retrouvais Jo Memphis quelques semaines plus tard, presque par hasard. Il n’avait pas cherché à me joindre depuis notre dernière rencontre et j’avais fait de même, peu pressé que j’étais de le retrouver, lui et ses drôles de jeux… Leur simple évocation me troublait à un tel point que je fis mine de ne pas reconnaître Memphis en entrant dans la salle d’étude. Mais ce dernier vint me rejoindre comme si ne rien n’était…
Je trouvais Jo fatigué. Et cette dernière carte occupait toujours mon esprit à la façon d’un message subliminal, à la seule différence que cette carte là, me donnait vraiment froid dans le dos. J’aurais aimé ne jamais commencer ce jeux horrible, et je ne savais pas comment questionner Jo pour en savoir un peu plus sur ces dernières semaines où nous ne nous sommes pas vu.

Le pire pour un joueur n’est pas de commencer à jouer, mais de trouver la force pour ne plus jouer ! Biens des fortunes ont vu le jour et ont disparu le même jour ! Pour ma part j’espérais bien que Jo m’en dirait un peu de son propre chef, sans que j’aille lui faire l’aveux de mon attachement à cet horrible jeu.
Jo me fit un signe, pour me montrer ses mains. Je ne comprenais pas ce qu’il voulait me dire, il ne disait rien, il montrait seulement ses mains. Puis il me dit, dix ! Dix sur dix ! Jo avait jeté les cartes au sol, toutes face cachée, et me fit signe d’en choisir une. Ce que je fis. Encore lui, la mort avait eu le goût de me suivre jusqu’ici ! Jo disait que quelque soit la manière d’user de ces cartes, dès l’instant que nous avions tiré l’unes d’entre elles, la même carte sortait du jeu. Cette logique morbide défiait ma colère, et de rage, j’avais jeté les cartes au sol avec le but de prouver à Jo que ce jeu ne pouvais pas défier les lois des mathématiques.

Nous nous regardâmes un instant, soucieux encore une fois que la mort brise le confort de nos deux vies paisibles. Un collaborateur de faculté croisa notre chemin et vit le jeu de carte au sol. Il pensa sans doute que nous venions de le faire tomber, si bien qu’il se pencha, prit toutes les cartes, l’une après l’autre. Je vérifiais qu’elles étaient toutes là, puis lui demandai d’en tirer une. Il sourit, pensant qu’il s’agissait là, encore une fois, d’une de mes cachotteries, et il tira la première carte au-dessus du tas. Son rire avait stoppé soudainement. Il me laissa la carte face dévoilée et partit sans demander son reste. La carte affichait un message de trois mots, une locution latine bien connue, travestie en une méchante maxime par le créateur de ce maudit jeu.
« Morituri te spectant », pouvait-on lire en lettres gothiques par dessus un ange noir gratifié de trois paires d’ailes !  Un frisson parcourut tout mon être, un sentiment de danger immédiat et mortel. C’était tant le sens textuel et opportun de ces trois mots que la réaction de notre collègue qui provoqua cette réaction, et j’implorais Jo de tout laisser tomber. Pis, je l’adjurais de brûler le grimoire et ces abominables cartes !

Mais Jo n’était pas homme à se détourner d’un jeu, quel qu’il soit, et voyant qu’il ne tirerait plus rien de moi, il récupéra son abomination et disparut sans mots dire.
« Ceux qui te regardent vont mourir », disait l’ange aux six ailes.

Je ne voulais pas mourir…

Plusieurs mois s’écoulèrent – je ne saurai dire exactement combien tant le désir d’oublier jusqu’à l’existence de Jo, celui par qui ma vie avait manqué de basculer, avait été vivace. Jusqu’à cette nuit de novembre, j’espérai en avoir définitivement fini avec cette sinistre affaire et c’est avec effroi que je reconnu à l’autre bout du fil la voix de mon collègue architecte.

Jo voulait me voir ce soir même. Il avait de brûlantes révélations à me faire, des informations concernant « notre jeu » – Dieu du ciel, ce n’était plus mon jeu ! – ainsi que mon « rôle » dans cet écheveau complexe. Avant qu’il n’en dise plus, je prétextais un problème de santé mais Jo ne me pris point en peine. Je ne saurai dire pourquoi je me suis rendu chez lui ce soir-là. Le jeu reliait-il d’une manière imperceptible ceux qui s’y adonnaient, comme l’avait suggéré mon adversaire d’un jour ?

J’ai toujours eu en horreur tout ce qui pouvait toucher à la diablerie et aux métaphores du genre. Pourtant cette fois, je voyais que le diable aimait bien qu’on lui botte le cul. Nous étions pris au piège d’un jeu dont on ne pouvait se défaire. Ce soir là, j’étais donc allé voir Jo Memphis. Malade que j’étais parce que forcé de le revoir lui et son maudit jeu de carte.
J’avais noté que Jo n’allait pas bien depuis quelques temps, mais quand je le vis ce soir là, j’ai vraiment eu froid dans le dos. Je voyais Jo, là ; la mort attendait son heure, il se vidait de son sang, fiévreux qu’il était, on aurait dit le virus ébola.

Jo avait une petite voix, alors que je pleurais de le voir ainsi, impuissant de ne pas pouvoir y faire quoi que ce soit. Jo me fit signe de m’approcher de lui afin que je puisse entendre ce qu’il avait à me dire, ce que je fis.

Jo me disait qu’il n’avait plus le temps de jouer, que la vie allait le quitter dans un instant, mais qu’il avait compris le secret de cette partie de carte. Il disait que si le jeu avait un pouvoir, il ne pouvait que s’agir de celui de dire la vérité, et non celui de faire le jeu du mal. Il disait se savoir malade mais il n’avait pas voulu y croire. Et toutes ces semaines, ces mois à faire l’oubli de son passé, l’avait bien aidé pour partir en paix. Cette partie de carte jouée avec moi l’avait transporté face à la réalité, à la vie, à la mort. Ce soir, Jo avait terminé l’ultime partie. Et Jo pouvait enfin se regarder en face.

J’étais heureux en somme, mais j’avais le cœur gros de ne pas avoir pu être un bon joueur, j’ai été un mauvais perdant pour tout dire. Quand me vint le courage de dire tout cela à Jo, celui-ci eu un signe de la main ; dix je vis, dix sur dix ! Il eût en dernier rire roque du fond de la gorge, et partit d’un signe de la main.
Je le laissais là. Immobile. Ruisselant. Un sourire illuminant son visage tranquille. Je quittais Jo Memphis, mais non sans avoir récupéré cartes et grimoire…

Il me revenait.
Le jeu du squelette…


Tous droits réservés. M@X / Jules ALIX - 2001.



24/12/2007
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